Un voyage en Allemagne à la fin du XIXe siècle (I)

De Couvet à Berlin (octobre 1886)

Un voyage en Allemagne à la fin du XIXe siècle  (I)

Les voyages en Allemagne de Daniel Junod

Avant-dernier rejeton d’une fratrie de six enfants (1), Daniel Junod vient au monde le 11 juillet 1865, à Chézard-Saint-Martin dans le Val-de-Ruz (NE). Ses parents l’ont honoré de deux prénoms : Charles-Daniel. Il ne conserve habituellement que le second.

Son père, Henri Junod (1825-1882), est pasteur au village. Du haut de la chaire et dans ses écrits, il déploie tout son talent de persuasion pour convaincre son petit troupeau de se détourner des chemins de perdition embrumés par l’alcool et de suivre celui qui mène aux portes du Paradis.(2) Deux ans plus tard, en décembre 1867, élu à la tête de la paroisse de l’Église évangélique indépendante de Neuchâtel, il descend avec toute sa famille au chef-lieu et s’installe à la rue de la Collégiale 10.

La famille s’installa dans la maison où Guillaume Farel, le réformateur neuchâtelois, avait vécu, au pied de la Collégiale. C’était un endroit idyllique pour des garçons éveillés et un tant soit peu turbulents, tels Henri-Alexandre et ses deux frères puinés, Daniel et Samuel. Les créneaux qui entourent le parc de la Collégiale invitaient à la haute voltige, les rochers qui tombent sur le Seyon tentaient les varappeurs, et les mille et un recoins de la colline du Château s’offraient à d’innombrables parties de cache-cache.(3)

Après avoir accompli ses neuf années d’école obligatoire, Daniel entre, en 1882, au Gymnase de Neuchâtel, en section littéraire. Quelques mois plus tard, le 28 octobre, alors qu’il vient de vivre, insouciant, dix-sept heureux printemps, il a la douleur de perdre son guide, son modèle, son père qu’il aime tant, fauché à 57 ans par une épidémie de typhus qui cause la mort d’une vingtaine de personnes à Neuchâtel (4). Dans la Bible familiale, son épouse Marie écrit d’une main ferme ces fortes paroles : 1882. Le Seigneur a jugé bon de reprendre à ma profonde affection et à celle de mes six chers enfants, mon bien-aimé mari, le 28 octobre 1882, jour de nos noces d’argent. Je Le prie de pouvoir dire : « Que Son saint nom soit béni ! ». Je Lui rends grâce pour ces vingt-cinq années de bonheur, pour le secours réel qu’Il nous a accordé à mes bien-aimés enfants et à moi pendant ces jours de deuil et de souffrance, et je veux dire, en comptant sur Lui, à l’entrée de cette vie si nouvelle qui s’ouvre devant moi, comme au premier jour de notre vie à deux : « Alléluia pour le passé ! ».

Est-ce lors de cette douloureuse séparation que Daniel vit son chemin de Damas ? Est-ce à ce moment-là qu’il décide de suivre son père et son frère Henri dans la voie du pastorat, impressionné par la foi de sa mère et bouleversé par celle de son père qui, au moment de rendre son dernier souffle, murmura : Seigneur Jésus, viens. ?

Élevé dans une atmosphère de piété assez austère, il ne cachait pas la peine qu’il avait eue à plier sa vivacité juvénile et son caractère à la discipline chrétienne. Au cours de son adolescence, une conversion sincère soumit sa volonté à Celui dont il fut jusqu’au bout le fidèle serviteur.(5)

Ce qui est certain, c’est que, deux ans plus tard, sa maturité en poche, Daniel entreprend des études de théologie.

Jusqu’en 1874, dans le canton de Neuchâtel, tout aspirant pasteur se formait généralement à la Faculté de théologie dirigée par la Vénérable Classe des pasteurs.(6)

En septembre 1873, l’Église réformée neuchâteloise vit une terrible crise qui débouche sur la constitution de deux Églises, l’une nationale, dépendante de l’État, l’autre indépendante de l’État, appelée Église évangélique neuchâteloise, à laquelle se rattache la moitié des pasteurs du canton, dont Henri Junod. L’Église réformée, scindée en deux, dédouble du même coup le nombre de ses ministres, ses cures et ses temples.(7)

Le 14 octobre de cette année-là, le Synode, nouvelle autorité de cette Église évangélique, prend la direction de la Faculté de théologie et l’ouvre à ses futurs pasteurs. Entre 1873 et 1898, il ne délivre pas moins d’une centaine de licences, témoin de la vitalité de cette Église.

À cette époque, Neuchâtel ne possède pas encore d’Université, mais une Académie inaugurée en 1866 avec trois facultés seulement : lettres, sciences, droit.(8) Ce n’est qu’en 1909 que le Grand Conseil neuchâtelois transforme cette Académie en Université avec droit de délivrer des doctorats.

En 1874, l’État ouvre, à son tour, une Faculté de théologie au sein de cette Académie pour les futurs pasteurs de son Église nationale. C’est ainsi que Neuchâtel se distingue en offrant aux étudiants désireux de consacrer leur vie au Seigneur non pas une mais deux Facultés rivales de théologie.

Il faut attendre 1943 pour voir enfin ces deux Églises et leurs deux Facultés de théologie retrouver leur unité en fusionnant.

C’est à la Faculté de théologie de l’Église évangélique indépendante de l’État que Daniel s’inscrit en 1885.

Le chagrin qui le ronge lors de la mort de son père ne le conduit pas jusqu’à mettre définitivement sous le boisseau la flamme vive qui l’habite. Sa gaité communicative, sa joie de vivre reprennent peu à peu le dessus. Il s’inscrit à la société des étudiants Belles-Lettres, tous de joyeux lurons qui le baptisent, on ne sait pour quelle raison, Cinébref. Avec son frère Henri, il en devient même un boute-en-train fort apprécié.

Jusqu’alors sa famille, sa Faculté de théologie, sa bonne ville de Neuchâtel et sa société de Belles-Lettres lui servent de cocon protecteur dans lequel il s’épanouit. Aussi lorsque vient l’heure, en 1886, d’en sortir, de naître à une autre vie, de partir à la découverte de mondes nouveaux, de prendre, comme c’était alors l’habitude, le chemin des universités allemandes, une terrible angoisse le saisit. Comment va-t-il pouvoir vivre seul ? Comment réussira-t-il à se débrouiller seul ? Comment va-t-il vivre loin de sa mère ?

Depuis le XVIIe siècle au moins, les échanges linguistiques de quelques mois à une année entre jeunes Romands et jeunes Alémaniques sont pratique courante.(9) Toutes les professions ayant trait au commerce, à l’administration, aux services, à la vente, au travail dans les bureaux, à la domesticité en ville et à la campagne, exigent couramment les deux langues. Le bilinguisme est encouragé du haut en bas de l’échelle sociale. Pour les élites romandes, l’allemand est indispensable à qui rêve d’occuper un poste à responsabilités en politique au niveau fédéral ou dans le monde des affaires, des arts et des sciences. La connaissance de la langue de Goethe est aussi une nécessité pour tout théologien protestant. Au XIXe siècle, les grands maîtres de la théologie et de l’exégèse biblique protestantes sont Allemands, ils ont pour nom Ritschl, Baur, Harnack, Schleiermacher, Overbeck, Warneck… C’est donc de façon tout à fait naturelle que nombre d’étudiants de l’Académie neuchâteloise (puis de l’Université) prenaient, chaque année, le chemin des universités de Bâle et de Zurich ou de celles de l’Allemagne pour parfaire leur formation.

S’ils en ont les moyens, ceux qui se rendent en Allemagne profitent de leur séjour pour visiter ses sites et ses villes les plus remarquables.

Daniel est l’un de ces favorisés.

Il dresse, chaque jour, un compte rendu détaillé de ses visites, afin de les partager avec les siens, dès son retour. Conscient de la chance que lui offre sa famille aux ressources tout de même limitées, il veille à ne pas faire exploser le budget qu’elle a réussi à constituer pour lui permettre cette année « hors les murs ». Il note donc scrupuleusement dans un petit carnet, le fameux « carnet du lait » des Neuchâtelois (10), chacune de ses dépenses, au pfennig près, s’efforçant de renoncer à celles qu’il juge superflues. Ainsi, dans les gares des villes qu’il a choisi de visiter, il apprend à rabrouer avec fermeté les porteurs qui cherchent à s’emparer de sa valise pour la porter à son hôtel contre quelques pfennigs. De même, il apprend à déployer des ruses de Sioux pour éviter sur les sites qu’il visite les guides en chasse d’un touriste. Bref, très vite il apprend à se débrouiller seul avec ses deux fidèles compagnons de voyage : son horaire des chemins de fer allemands et son Baedeker (11) qui lui confirme à la rubrique «Strasbourg» : Les guides qui vous assaillent sont naturellement inutiles.

Ces guides Baedeker sont les plus réputés de l’époque. Ils révolutionnent le monde du tourisme en se présentant sous la forme de livres de poche facilement transportables ; ils pèsent moins de 500 grammes. Ils sont même détachables en trois ou quatre parties brochées séparément. Leur atout : au lieu d’être illustrés, ils sont truffés de renseignements utiles, d’adresses d’hôtels, de sites à ne pas rater, de plans de villes et de cartes des régions.

Avant son départ et à l’aide de ce guide, Daniel a planifié soigneusement ses deux voyages, le premier qui doit le mener de Neuchâtel à Berlin où il accomplira un premier semestre universitaire, et le second qui va le conduire de Berlin à Tübingen pour y accomplir le second semestre de sa troisième année de théologie.

Lors du premier voyage, il décide de visiter les villes de Bâle, Strasbourg, Karlsruhe, Mannheim, Worms, Heidelberg, Francfort, Mayence, Cologne, Lippstadt, et lors du second, les villes de Dresde, Prague, Regensburg et Nuremberg.

Les seules dépenses « superflues » auxquelles il n’a point la force de renoncer, mais qu’il note cependant, mois après mois, dans son carnet du lait, avec une probité remarquable, sont celles qu’il consacre à l’achat de cigarettes, de cigares et de tabac pour la pipe, addiction à la nicotine qu’il a dû contracter lors des soirées enfumées et arrosées de Belles-Lettres. Mais régulièrement sa conscience calviniste le rappelle à l’ordre : Les cordons de ta bourse ne sont pas extensibles.

Il consigne le compte rendu de ses deux périples sur 43 pages (22 x 14 cm), sans marges, sans espaces pour permettre à son texte de respirer, qu’il noircit d’une écriture régulière, mais si serrée et si petite qu’il nous a fallu une loupe pour la déchiffrer, dénotant un esprit minutieux, voire méticuleux.

D’un voyage à l’autre

De retour d’Allemagne, Daniel Junod entreprend un autre voyage, celui de sa vie professionnelle et de sa vie de couple.

Sitôt sa quatrième année théologique achevée, il est consacré pasteur le 30 octobre 1888 et débute son ministère à Savagnier, dans le Val-de-Ruz.

En juin 1889, il se fiance avec Marguerite Robert, dite Maggie. Originaire de La Chaux-de-Fonds et du Locle, née à Neuchâtel, le 23 mai 1870, elle est la fille du pasteur Édouard-Ami Robert et de Marie-Lina Robert-Tissot. Ils tiennent une correspondance suivie jusqu’à leur mariage.(12)

En 1890, Daniel Junod est nommé pasteur à Boudevilliers. Et le 3 octobre de cette année-là, Daniel et Maggie célèbrent à Neuchâtel leur mariage religieux.

Ils donnent naissance à cinq enfants :
Marie-Marguerite, le 28 janvier 1892,
Marthe, le 30 mai 1893,
Ruth, le 11 février 1895,
André, le 22 septembre 1897,
Suzanne-Madeleine, le 3 mars 1901.

Le 24 février 1903, Daniel Junod est élu pasteur de la paroisse indépendante de Neuchâtel et le demeure durant trente-huit ans. Cette longévité, sa bonne humeur, son goût des contacts humains et son entregent en font une des figures populaires de la ville de Neuchâtel.

Dans son appartement situé à la place Pury, au dernier étage de l’immeuble de l’actuelle Banque cantonale neuchâteloise, il ouvre, avec son épouse, une pension pour étudiants en théologie.

En plus de la cure d’âmes, Daniel Junod consacre toute son énergie à lutter contre le fléau qui dévaste alors tant de personnes et de familles : l’alcoolisme, en s’investissant à fond dans l’association La Croix-Bleue. En 1899, il en assume la présidence cantonale et prend la responsabilité de la rédaction de son journal La Croix-Bleue. Il entre de même au Comité central suisse dont il prend la présidence en 1927. En 1929, il est élu à la présidence de la Fédération internationale de la Croix-Bleue.

En 1906, il assure encore la rédaction du Journal religieux des Églises indépendantes de la Suisse romande.

En 1907, il accepte la présidence de la Commission des Études de la Faculté de théologie de l’Église indépendante de Neuchâtel où il représente la tradition du professeur Frédéric Godet dont il a été l’élève. Il devient aussi une figure éminente du Synode.


Daniel Junod décède le 14 octobre 1941, laissant le souvenir d’un pasteur joyeux, encourageant, réconfortant. Son épouse Marguerite le suit dans la tombe, le 4 octobre 1950.


© François Zosso, 2017

 

(1) La fratrie : Ruth Anna (1858-1901) ; Elisabeth Rose Henriette (1861-1940) dite Lily, diaconesse ; Rose-Marie (1862-1938), dite Rosi ; Henri Alexandre (1863-1934), pasteur, missionnaire en Afrique du Sud et au Mozambique, anthropologue ; Charles-Daniel (1865-1941) ; Richard Samuel (1868-1919).
(2) Junod Henri, L’Eau-de-vie, ses dangers, Paris, Germer-Baillière [etc.], 1863.
(3) Junod Henri-Philippe, Henri-A. Junod, Missionnaire et savant 1863-1934, Lausanne, 1934. www.regard.eu.org/Livres.12Henri_A_Junod/02.php 

(4) C’est à la suite de ce drame que les autorités décidèrent de construire des canalisations amenant à Neuchâtel les eaux pures de l’Areuse, celles du Seyon étant régulièrement polluées par les eaux de lessive de l’hôpital de Landeyeux où l’on isolait les contagieux. 

(5) Nécrologie publiée dans le Journal religieux des Églises indépendantes de la Suisse romande, 18 octobre 1941.
(6) En 1833, la Compagnie des pasteurs avait créé une Faculté de théologie comprenant deux chaires.
(7) Histoire du Pays de Neuchâtel de 1815 à nos jours, Hauterive, Ed. Gilles Attinger, 1993, t. 3, p. 245.

(8) En 1838, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III avait donné son feu vert à la création d’une première Académie dans sa Principauté de Neuchâtel. Elle avait ouvert ses portes le 2 novembre 1840 à 27 étudiants et 10 professeurs assurant 14 cours de droit, de philosophie, de mathématique, de physique générale et d’anatomie comparée. Lors de la Révolution neuchâteloise de 1848, elle fut supprimée.
(9) Caspard Pierre, « Les changes linguistiques d’adolescents. Une pratique éducative, XVIIe-XIXe siècles », in Revue Historique Neuchâteloise, 2000, janvier-juin, N° 1-2, pp. 5-85.

(10) Carnet dans lequel le laitier notait le montant des litres de lait que son client achetait à crédit et qu’il réglait à la fin de chaque mois.
(11) Baedeker K., Les Bords du Rhin, de la frontière suisse à la frontière de Hollande, Leipzig et Paris, 1891, 14ème éd.

(12) Elle a fait l’objet d’un travail scientifique en 2006, dans le cadre d’un séminaire d’histoire de l’Université de Neuchâtel sous la direction du professeur Philippe Henry et intitulé : Le couple et les relations amoureuses. Histoire et épistolarité: étude de cas helvétiques (Neuchâtel, XVIIIe -XXe siècles). Elle a pour auteur Annabelle Baertschi et Grégory Rochat.

Table des matières

Samedi 9 octobre 1886 : Couvet – Bâle : un départ difficile

Samedi 9 octobre 1886 : de Bâle à Strasbourg

Dimanche 10 octobre 1886 : découverte de Strasbourg et de sa cathédrale

Lundi 11 octobre : il faut se résoudre à quitter Strasbourg…

Mardi 12 octobre 1886 : Karlsruhe, la ville en éventail, et Mannheim, la ville en échiquier

Mardi 12 octobre 1886 : sur les pas de Luther à Worms

Mardi 12 octobre 1886 : dans le train pour Ludwigshafen ("la première lettre qu’on écrit aux siens")

Mercredi 13 octobre : étape à Heidelberg

Jeudi 14 octobre : Francfort, la ville où quelques singes offrent à Daniel l’occasion de critiquer le darwinisme

Une nuit à Mayence dans un hôtel à l’air un peu drôle

Vendredi 15 octobre 1886 : une croisière sur le Rhin

Samedi 16 octobre : Cologne, le pont qu’il faut traverser « rechts gehen »