Samedi 16 octobre : Cologne, le pont qu’il faut traverser « rechts gehen »

Image : Pont de Cologne vers 1900

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Samedi 16 octobre

Quel temps ! Quel pays ! Devant ma fenêtre je vois le débarcadère, des bateaux, un quai tout sale couvert de toutes sortes de marchandises, le Rhin, plus loin, qui roule paisiblement une eau jaune verte, glauque, rendue un peu grise par la pluie torrentielle qui tombe et le vent qui ride sa sale surface. Sur l’autre rive, Deutz avec sa gare et ses hôtels.

À tout moment, des remorqueurs suivis de leurs longues barques pontées passent devant ma fenêtre pour franchir l’étroit passage qui s’ouvre dans le pont de bateaux.

Après avoir déjeuné avec du beurre qui sent la fabrique, Baedeker en main, je m’en vais au dôme, non sans passer par Deutz.

[Prudent, il tient à repérer l’entrée de la gare, car il va partir le soir même par le train de 19 h. 54 et craint de ne pas la trouver à cause de l’obscurité.]

Après m’être orienté, je reviens à Cologne tout le long du mur d’enceinte par le grand pont posé sur d’immenses piliers et pour le passage duquel on doit aussi payer 2 pf. D’un côté du pont, c’est le chemin de fer, de l’autre la route. Les piétons, pour éviter toute collision et pour faciliter le paiement de 2 pf., doivent toujours « rechts gehen » (circuler à droite). Cela n’empêche pas beaucoup de gens peu soumis de « links gehen » (circuler à gauche).

En sortant de ce fameux pont, on a une vue splendide sur la cathédrale. On voit l’extérieur du chœur, les deux nefs latérales surmontées de grands arcs-boutants qui supportent la grande nef, le transept et enfin les deux tours avec leurs immenses flèches qui vont se perdre dans les nues.

Dès que je visite l’extérieur, des guides accourent pour me piloter et surtout pour me voler mes sous. Après un certain nombre de « Nein » énergiques, de « Ich will allein sein. » (Je veux être seul), ces grippe-sous me lâchent et je puis aller paisiblement contempler l’intérieur. (…)

Impossible pour le moment d’avancer beaucoup, le suisse est là, vêtu d’un grand surplis rouge et coiffé d’une toque en trapèze renversé et armé d’un sceptre en métal blanc et qu’il tient dignement crossé sur sa poitrine. Je reste donc au fond de l’église appuyé contre un pilier à regarder les vitraux. Malheureusement pour moi, j’ai choisi une retraite bordée de deux troncs, aussi le suisse me fait déguerpir.

Pendant ce temps, les prêtres au fond du chœur, les enfants de chœur et l’orgue au fond Nord du transept, chantent et jouent alternativement les répons de la liturgie. Le son court le long des nefs, s’agrandit de tous ses échos. Bientôt le culte cesse, les fidèles s’en retournent en accomplissant fidèlement toutes les simagrées de leur idolâtrie. Les prêtres fuient à la sacristie avec leur gravité d’emprunt et le doux son des orgues est remplacé par les coups de marteau des ouvriers qui achèvent ou restaurent la cathédrale, dont la voûte a 61.5 m. de hauteur et qui pourrait loger la Collégiale de Neuchâtel. (…)

À cette régularité parfaite qui frappe les yeux et qui repose l’esprit sans avoir pourtant la sécheresse des formes mathématiques s’ajoute, à l’extérieur, le charme de mille détails dont les cinq mille pointes de petites tours qui courent tout autour de la nef principale comme une forêt de sapins pétrifiés.

Pour 1.50 mark, on peut visiter le chœur. Un vieux monsieur semble s’intéresser à moi, le dos courbé par les ans, il s’approche, me demande si je veux voir le chœur et le reste. Apprenant que oui, il demande une carte au suisse, se montre empressé envers une vieille dame, et après nous avoir pilotés un moment, nous annonce qu’il est un Führer. Il parle assez distinctement.

Dans la partie principale du chœur, tout le long des stalles en bois dur ciselé et derrière des rideaux-tapisserie se trouvent des fresques splendides, dit-on, représentant les sacrements. Moi qui n’entends pas grand-chose à ce genre de peinture, comme en toute peinture, je me laisse dire que c’est beau, riche, sublime, pourquoi pas ! (…)

Nous passons dans la salle aux trésors. Notre guide est un homme pressé qui ne pense pas que nous ne sommes pas aussi pressés que lui. Au centre de la salle, la chape des trois rois mages, avec leurs crânes, c’est ce qu’ils disent au moins. Ça leur fait plaisir. Toujours est-il que cette chape est splendide, tout en or repoussé et incrusté d’une quantité incommensurable de pierres précieuses… Ces rois mages n’étaient pas rois du tout. Une bonne fortune, ou si vous aimez mieux, une bonne étoile les a conduits à Cologne. (…)

Autre farce, le bâton de saint Pierre, avec deux anneaux de la chaîne qui le retenait prisonnier. Il est très bien conservé ce bâton-là. Sauf cela et même à cause de cela, cette chapelle aux trésors est très intéressante et vaut la peine d’être vue…

[Après la visite de la salle aux trésors] nous sortons et notre guide nous dit que c’est fini. Je lui donne 50 pf. Je reste encore quelques instants dans l’église, regardant autour de moi, les ouvriers qui travaillent, une femme qui brûlent deux cierges sur un petit autel où sont pendus des ex-voto. Je rentre à l’hôtel par un temps abominable.

[Après le repas, notre voyageur visite les remparts, le port pour y voir des bateaux neufs, puis il retourne à la cathédrale.]

Lorsque je mis les pieds dans la cathédrale, je tombai de nouveau en plein office que j’écoutai, assis sur un banc comme un simple fidèle, un peu distrait sans doute par un prêtre dévidant son chapelet en balbutiant des prières.

Ces prêtres, aux dehors de « matous », sauf les moustaches, ne me vont qu’à moitié.
J’ai vu ce matin, une pécheresse aller à confesse, et s’y préparer d’un air fort lamentable, je l’ai vue ensuite faire ses confidences au prêtre dans le confessionnal. Quelle religion ! Si jamais je vais à confesse, moi, ce sera pour me moquer du prêtre ou lui dire son fait. Tas de pécheurs qu’ils sont, qui se prennent pour des directeurs de conscience.

Quand j’ai bien vu et tout bien vu, je repris tranquillement le chemin de mon hôtel…

La nuit tombait à 6 h 3/4. Une heure auparavant, je pris le chemin de la gare après avoir énergiquement refusé au « Putzer » le droit de porter ma valise. Ce malheureux portier ! N’a-t-il pas osé frapper à ma porte et me dire quand je lui ai fait comprendre que je voulais porter ma malle tout seul : « Ich bin der Putzer. », comme pour me dire « et ma Trinkgeld ». Je l’ai rassuré en lui disant que j’allais lui donner quelque chose.

[Ce que fit Daniel. Il lui remit trente pfennigs avant de partir pour la gare prendre le train de nuit pour Lippstadt, petite ville à mi-chemin entre Cologne et Berlin. Il y demeura trois jours chez un certain M. Dreichmann auquel il avait annoncé son arrivée. Le feuillet n° 8 de son périple ne figurant malheureusement pas parmi les papiers de Daniel, nous ignorons ce qu’il y a fait. Mais grâce à son « carnet du lait », nous apprenons qu’il arriva à Berlin le 22 octobre où il retrouva son ami Reichardt qu’il avait rencontré à Strasbourg.]

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