Mercredi 13 octobre : étape à Heidelberg

Image : Les ruines du château de Heidelberg aujourd'hui

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Il est tard. Je me réveille et me lève, toujours pas de bonnet blanc. Je suis reposé mais non réconforté. Après le déjeuner d’usage qui me permet de remarquer ce qui s’est confirmé plus tard que plus on avance du côté du Nord, moins on vous donne de lait. Après ce déjeuner donc, je cours à la poste acheter des timbres et des cartes. (…)

Malgré le mauvais temps, je monte au Schloss. Je monte, est-ce vrai ? Mes mollets pas habitués aux courses de plaisir ne peuvent croire qu’ils montent et me font mal tout le long du chemin qui conduit au pied du Schloss. C’est assez compréhensible. Depuis quelques jours, je n’avais grimpé que des escaliers et des marchepieds de chemin de fer. Je monte donc ce chemin escarpé, m’élevant ainsi peu à peu au-dessus de la cité universitaire qui venait de célébrer le quatrième centenaire de sa fondation.

Bientôt me voilà au pied du château. Mais, ô terreur !, j’aperçois là-haut un guide. Lassé d’en avoir déjà congédié un qui m’assommait de ses offres et que j’ai dû remballer avec un ton énergique et fâché, ce qui me rend méchant. De peur de devenir plus méchant que je ne le suis, je prends le chemin d’en dessous, de peur de rencontrer la casquette et son porteur ; mais mon gaillard, qui a bon œil, voit cela et prend lui aussi un autre chemin et vient à ma rencontre. Je lui dis que je n’ai pas besoin de lui, que je ne sais pas l’allemand, que je suis un étranger du dehors et un tas de belles choses. L’autre qui en a vu d’autres, ne se laisse pas persuader et je le prends pour me conduire après qu’il m’eut promis de parler lentement. C’était un brave homme somme toute. Il avait été autrefois Dienstmann de la Société … (illisible) et se souvenait d’Auguste Borel qu’il avait revu au Jubilé.

Nous traversons d’immenses fortifications remplies de casemates, et nous voilà en haut, derrière le château.

J’ai vu cela à Cologne, aussi les guides hâtent toujours le pas, ils vous font tracer d’une manière épouvantable, au fond je le comprends, c’est toujours la même chose pour eux et plus le chapelet va vite et mieux cela vaut. À leur place j’en ferais autant.

Avant d’entrer dans le château lui-même, nous allons sur un vaste terrain qui regarde du côté Sud et d’où on voit splendidement la vieille ville d’Heildelberg qui borde le Neckar, et ce fleuve lui-même avec ses ponts et ses flots jaunes agités par le vent et que traversent de petites nacelles à voiles secouées comme sur notre beau lac de Neuchâtel. Heidelberg est située précisément au moment où le Neckar sort des montagnes et entre dans la plaine, la vaste plaine que je vois s’étendre à perte de vue jusqu’à l’horizon…

[Puis il visite l’intérieur du château et son grand tonneau, alors le plus grand du monde, avec ses 228 000 litres, et qui date de 1750.]

C’est le Fass (baril) d’Heidelberg, à la grosse face grise et souriante, aux madriers puissants, qui jadis contenait le liquide aux flots d’or ou de pourpre et qui, maintenant, devenu vieux par le temps, la négligence et le reste, demeure comme preuve des festins homériques des seigneurs germains du Moyen Âge. On en fait le tour par des galeries, on va dessus et on redescend par un escalier tournant. Devant le tonneau perche le bouffon, le fou avec sa chope à la main et son horloge. On vous invite à tirer la chaîne de l’horloge, vous la tirez tout innocemment, l’horloge s’ouvre et une queue de renard, rapide comme l’éclair, vient vous frictionner intimement le visage. Je suis un homme prudent, aussi je me tiens à distance de l’horloge et je tire la chaîne, de sorte que dame queue de renard s’en fut frappé l’air inutilement…

Je quitte enfin cette ruine splendide, la plus grande d’Allemagne que je n’ai fait que parcourir, mais qui ne m’en a pas moins frappé et qui est au fond la vraie gloire d’Heidelberg. Je fus moins enchanté de mon guide qui, tarif en mains, me fit payer 2.30 marks. Une autrefois, malgré mon horreur pour le marchandage, je marchanderai la moitié du prix, à prendre ou à laisser. Mais quand on est comme moi tout neuf dans le grand monde, on perd ici et là quelques plumes. C’est la chose la plus naturelle. Je redescends mon chemin le cœur content, mais la bourse allégée. (…)

En chemin, je m’aperçois que mon horaire, mon cher horaire me manque. Je cours à mon hôtel. Je prends le tram, et suivant ma noble habitude, j’arrive une demi-heure avant le train. Et comme à Cologne, on me refuse mon billet, disant qu’il est encore trop tôt. J’attends donc patiemment dans la salle d’attente, m’amusant à regarder une jolie paysanne de par-là, quelque chose comme une jolie Bernoise et à suivre des yeux une fillette un peu hardie et joliment allurée qui court ici et là et vient même frapper sur ma valise, au grand scandale de sa bonne maman...

Enfin après moult minutes, le train se décide à partir et comme toujours nous revoilà dans la plaine plate aux horizons étendus. Du reste, le temps n’est pas beau, il pleut. C’est une chose commune un peu dans tous les pays, sauf au Transvaal. Avant Darmstadt, monte dans le train une paysanne portant un panier plus lourd qu’elle. Il s’en suit une petite altercation avec le contrôleur qui est remballé de plus belle. La nuit tombe, je ne vois rien de Darmstadt, rien que des lumières. Je poursuis ma course rapide du côté de Francfort am Rhein. J’y arrive dans la grande gare Main Neckar. Je ne trouve pas mon ami Quinche auquel j’avais écrit. Et je prends le premier Dienstmann venu qui me conduit au Nassauerhof qui est à quelques pas de la gare. (Aujourd’hui hôtel ***) J’avais mis ma chère petite casquette de Belles-Lettres, c’est très commode en voyage, mais le sommeiller en me voyant, me toise de haut en bas et finit par me donner une petite chambre au fond d’une cour et qui donne, à son tour, sur une autre cour qui est une basse-cour…

Je demande de l’encre tout simplement pour pouvoir écrire. Ma chambre n’est pas trop mal. Seulement quand je veux prendre une des chaises, le pied en tombe. Je sonne le sommeiller pour lui faire constater que le dégât a été commis avant mon arrivée et après lui avoir donné mes nom, prénom, adresse, lieu d’origine, etc., je me fourre au lit, tout pénétré du sentiment profond d’une solitude plus profonde encore. Je ne dors pas bien, j’ai trop le mal du pays.