Lundi 11 octobre : il faut se résoudre à quitter Strasbourg…

Image : Vue de Strasbourg à la fin du XIXe siècle

[]
Cliquez pour agrandir

Et dire que ma première intention avait été de ne rester qu’un jour à Strasbourg. C’est l’erreur que j’ai commise pour avoir jugé les choses de loin. Au lieu de me réveiller à Karlsruhe après une demi-nuit de chemin de fer, qu’il m’était doux d’entrevoir la bonne figure de Lily et son auréole blanche sur le seuil de la porte entrouverte de ma chambre venir me réveiller et qu’il m’était plus doux encore, au lieu de dormir dans un hôtel d’où l’on ne sort que plumé, de pioncer sur mes quatre oreilles, dans les oreillers de la maison des diaconesses…

Gentil petit-déjeuner, quel bon souvenir vous me laissez ! Qu’il était plaisant de vous avaler, vous qui avez été préparé par la main d’une sœur, qui est aussi la sœur de tout le monde, plutôt que d’engloutir ces petits repas d’hôtel qu’on est obligé de dévorer tout entier pour avoir la conscience tranquille et pour dire qu’on en a eu pour son argent.

Après le déjeuner, pendant que Lily vaque à ses affaires et après qu’elle m’eut montré tout son bataclan de « potard », je retourne à la cathédrale où je vois une noce, une noce de pauvres gens et qui n’avait rien d’idyllique. C’étaient deux jeunes vieux, quarante ans, je pense. Le prêtre avait l’air d’être joliment ennuyé d’avoir à marier de tels gens, il expédiait sa liturgie aussi vite qu’il pouvait le faire et de l’autre côté, les deux jeunes époux qui mesuraient quatre-vingts ans ensemble, le mari surtout, avaient l’air d’être non moins lassés de devoir se tenir à genoux si longtemps.

Je n’ai rien vu de bien neuf… À onze heures, je me suis trouvé devant l’horloge et j’ai pu revoir la vieille passer devant la mort. J’ai vu le comput ecclésiastique, mais, en réalité, je n’ai rien vu, ça je le jure, je l’avoue franchement, j’ignore ce qu’est le comput ecclésiastique, puis le système solaire, les phases de la lune et le reste.

Après quoi je suis revenu dîner avec mes cinquante diaconesses. C’était la fête de l’une d’elles, elle avait cinquante ans et c’est elle qui a choisi le cantique allemand. C’est ainsi que l’on fête les sœurs, fête bien modeste sans doute, mais qui m’a pourtant dit quelque chose, même beaucoup ; seulement c’est un peu difficile à transcrire ici sur le papier.

[L’après-midi, Lily et Daniel prennent un tramway à vapeur pour aller dans la petite bourgade de Kehl.]

À travers la campagne encore verte où nous voyons des Prussiens s’exercer, nous filons gaiement, malgré la pluie qui tombe. Au bout de 20 minutes, nous sommes à Kehl, ou plutôt au bord du Rhin que j’avais vu pour la première fois à Bâle et que je revois ici, moins bleu, mais tout aussi fort. Nous allons sur le pont de bateaux qui repose sur le fleuve, nous le passons et repassons. Puis, nous entrons au Rheinlust, un jardin-restaurant voisin, où nous demandons un café à un garçon à face de nègre qui semble amusé de voir une diaconesse avec un jeune homme. Si ça lui fait plaisir, pourquoi pas ? (…)

[Départ de Strasbourg] Je reprends tristement le chemin de la gare, nous grimpons sur le perron, causons ensemble quelques bons moments encore. Nous retrouvons aussi Reichardt, après quoi, un sourire bien jaune sur la bouche, je serre une dernière fois la main de cette bonne et chère sœur Lily qui est un gros lingot d’or ambulant et de cette chère sœur Catherine qui vaut plus que le diamant de tous les sultans du monde.

Il est 9 h. 20. Je mets la tête à la fenêtre, salue avec mon chapeau ces deux diaconesses, vois encore leurs mouchoirs s’agiter, remets la tête à la fenêtre et vois encore leurs bonnets blancs sous leurs noirs capuchons. Puis, allez, allez gaiement, Monsieur le train.

Je suis seul dans un coin de mon wagon, seul avec deux étrangers que je ne comprends pas et qui ne me comprennent pas. Dans un autre coin, un soldat fume une grosse pipe.

Un Allemand dort d’un sommeil tudesque sur les genoux de sa femme ou de sa sœur. Celle-ci s’efforce de le réveiller, lui tape dessus avec son ombrelle, lui tire les cheveux, l’Allemand maugrée et continue de dormir. Enfin arrive Karlsruhe, j’y débarque, me jette dans le premier omnibus. Moi et ma valise, nous filons à l’hôtel Erbprinz qui n’est heureusement pas trop grand, j’inspecte le lit, il est propre, je me fourre dedans et je m’endors. Il est près d’une heure du matin. Mais plus de photographies sur la console, plus de bouquet sur le poêle.