A part les bonnes, il ne reste au château que moi !
Face aux bruits de bottes nazis, la Yougoslavie mobilise ses troupes. La famille princière est partie pour la Hongrie et Thérèse Hoffmann se retrouve un moment pratiquement seule au château.
Transcription de la lettre collective de Thérèse Hoffmann du 2 avril 1941
papier à en-tête de "Hôtel St.Gellert Szallo / Bains thermaux Budapest"
Mes chers tous,
Enfin de nouveau une lettre ! Il faut me pardonner, je n’avais pas beaucoup de bien nouveau à vous écrire, et j’ai écrit une telle masse de lettres personnelles ! Mais maintenant ça change, et même vite ! Il y a une semaine, exactement, le prince, sa femme, 5 des enfants et Kisasszony sont partis en automobile à Budapest pour passer des examens à l’école hongroise dont les enfants suivent le programme. J’avais dit à Kis., lors d’une promenade que nous avons faite ensemble : « Je parie que nous allons vous suivre de près ; je ne sais pas pourquoi. » En effet, rien ne justifiait cette supposition et je l’ai mise sur le compte de ma fantaisie. 7 jours après, j’entends dire que la Yougoslavie a un roi. Tout le monde est très excité. Il se produit une réaction anti-germ. terrible à Belgrade dont les étudiants surtout sont emballés, partis ! En Croatie et en Slovénie, tout est calme, mais on a peur. Tout le monde est mobilisé, jusqu’à de vieux bons hommes de plus de 70 ans !! On mobilise même des poitrinaires, pâles comme la mort ! Les femmes pleurent, les enfants sont insupportables, bref… Au château, les bonnes sont suspendues à la radio. La vieille Tony prend des airs lugubres. Vendredi 28 mars, Mlle Cacak qui est de Laibach [ancien nom de la capitale slovène Ljubljana lorsque la ville faisait partie de l’empire austro-hongrois] s’y rend pour mettre quelques affaires en ordre ; elle reviendra lundi après-midi, si tout va bien. Samedi à 7h du soir, l’intendant arrive très excité : Fräulein Tony, Mr Storm et Aglaé [6e fille des Auersperg, née le 27 juillet 1937] doivent se rendre le lendemain matin à Laibach où ils retrouveront un neveu du prince qui doit aussi fuir avec sa famille ; personne ne sait où ils se rendront. Jugez d’une panique… Tony doit faire ses bagages et ceux d’Aglaé… Elle ne sait qu’emporter car tous ignorent si c’est pour longtemps. Mr Storm, le sérieux Mr Storm est complètement affolé ! Dans sa chambre, il a tout jeté par terre y compris les tiroirs qui sont sens dessus dessous. De temps en temps il prend une chaussette et la jette dans un coin ; puis, il brandit un soulier de bal, le regarde, le caresse et le range en disant : « So schade, so schade ! » Dans une grande valise, il a mis toutes ses photographies et ses lettres d’amour ; il a aussi emballé ses souliers de bal et son plus bel habit ! Rien d’autre ! Il réfléchit seulement en gémissant… alors, je suis entrée comme un grenadier et je l’ai grondé ; j’ai tout sorti de cette valise et je l’ai énergiquement prié de me donner ses chemises, ses caleçons et ses chaussettes ! Il a eu l’air tellement abasourdi que je songe à emballer « cela », que je n’ai pu m’empêcher d’éclater de rire. J’ai envoyé promener ses souliers de bal, son bel habit, ses photographies et ses lettres ! Il était scandalisé ! J’ai indiscrètement fouillé dans ses tiroirs de toilette d’où j’ai sorti… son rasoir et tout le reste ! Il avait complètement oublié ces détails ! On peut bien se moquer des femmes qui perdent la tête…
Le lendemain à 5h du matin, tout le monde est parti. A part les bonnes, il ne reste au château que moi !