Dimanche 17 avril 1887 : Regensburg où Daniel se croit transporté au temps des Croisades

Image : L'ancien Rathaus de Regensburg

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Quelle gentille ville que Regensburg ! J’ai pu m’en convaincre aujourd’hui tout le jour en la parcourant. Petites rues très proprettes, maisons aux formes du Moyen Age, tour par-ci, tour par-là, jolis ornements aux fenêtres, surtout moult églises et un dôme superbe. Rien ne manque pour vous faire croire que vous êtes dans une cité du temps des Croisades.

[Dans le dôme, où une messe est célébrée.] Que dire du service ? Fort beau sans doute et à grands coups odoriférants d’encensoir. Quelle signification peut-on trouver et à quoi servent toutes ces simagrées ? Il faudrait pouvoir parler à ces gens et les sortir de leurs idées. (…)

Superbe église gothique, immensément grande qui se perd dans la nue. Ce qui m’a frappé, c’est la simplicité du tout, grande harmonie, grande régularité, peu de monuments à part quelques tombeaux.

[Au Rathaus, qu’il visite sous la conduite de la concierge, il s’arrête dans une salle.]

Elle est toute pleine d’objets curieux, d’un modèle du pont de Ratisbonne (1) avec son vieux pont-levis et de modèles d’une foule de maisons avec leurs charpentes, car, au temps jadis, on ne connaissait pas les plans écrits et dessinés. On fabriquait tout bonnement une maquette et l’on calculait d’après cela. (…)

Nous descendons dans les caves. C’est d’abord un tout petit cachot. On doit se baisser pour y entrer. On peut à peine s’y tenir debout, une grosse caisse, quoi !

C’est là qu’on enfermait les gens, sans jour, sans feu, sans air, quelle vie ce devait être et quel bonheur d’être ici, à Regensburg, un hérétique du XIXe siècle et non du XVe siècle. Plus loin, un nouveau cachot, plus bas encore et avec les anneaux où s’accrochait la chaîne des prisonniers, plus loin, un autre cachot souterrain, cette fois, dans lequel on descendait le prisonnier, comme à la prison mamertine à Rome.
Terrible, terrible ! Plus loin la chambre des tortures. Derrière un treillis, la chaise et la table du juge. La concierge me dit que c’est la « Vehme Gericht » (2). L’accusé ne doit pas voir le juge, il ne doit que l’entendre. De l’autre côté du treillis, les instruments de tortures… Pouah ! Puis les oubliettes. Et ce fut tout. Je sortis du Rathaus, tout content de l’avoir vu. (…)


[A la Schottenkirche St-Jacob.] Appelée ainsi parce qu’elle date du temps des moines écossais (1090), cette église est une basilique fort bien caractérisée. Trois absides ornées de fresques, sans cela beaucoup de simplicité. La porte nord romane, comme toute l’église, est curieuse. Elle a des figures d’un primitif et d’un lourd qui trahissent une origine reculée.

Des nonnes y priaient fort dévotement. Il faut dire que c’est plein ici de nonnes. À la cathédrale, ce matin, il y avait bien trois à quatre espèces différentes, nonnes blanches avec de fins bonnets aux ailes bien repassées et bien empesées. Les noires avaient un chapelet pendu à leurs côtés et que j’eus bien désiré leur voler. (…)

Je vois l’église de Saint Emmeran, un saint fort connu par ici, semble-t-il, et qui tient une échelle. Pourquoi ? Tous ces saints ont, je pense, un signe caractéristique, comme les dieux antiques, ainsi Jean de Népomucène à Prague qui tient dans ses bras un crucifix qu’il regarde avec tendresse et componction.

[Daniel décide de se rendre encore dans un autre lieu de pèlerinage, le Walhalla, séjour des héros dans la mythologie germanique. Une balade à pied de trois heures. En route, il rencontre un paysan qui veut bien lui servir de guide.]

La vue est splendide, on voit toute la grande plaine du Danube, les collines et montagnes bavaroises ; il paraît même que quand il fait clair, on voit les Alpes et les sommets neigeux. Je ne les ai pas vues, c’est dommage. (…)

Au-dessous de la corniche, les bustes des Allemands et Germains, çà et là des Suisses et des Hollandais. Parler de toutes ces têtes est impossible. Celle qui m’a le plus frappé est celle de Kant, tout vieux, tout chauve, aux traits tendus. Quelque chose d’épouvantable ! En fait d’art, le plus beau, c’est encore les 6 Victoires de Rauch (3), toutes dans une position différente, et la plus belle, c’est celle du milieu. Quelle pureté de ligne ! Quelle grâce ! Quelle grandeur ! C’est une des plus belles statues que j’ai vues. Je restai quelques instants dans ce superbe bâtiment, puis je m’en revins, avec mon paysan, jusqu’à Regensburg où je fus heureux de trouver logis et souper.

 

(1)  Ce pont en pierre, long de 310 mètres et reposant sur seize arches, fut construit entre 1135 et 1146.

(2) La Sainte-Vehme (Fehmgerichte) était une société secrète créée en Westphalie au XIIIe siècle et active jusqu’au début du XIXe siècle. Composée de nobles et de bourgeois, elle rendait la justice de manière très expéditive et secrète.
(3) Ces Victoires sont disposées à intervalles réguliers le long des deux côtés du temple.