Samedi 16 avril 1887 : en route pour Regensburg

Image : Le Walhalla, séjour des héros de la mythologie germanique, qu'aperçoit en passant Daniel Junod (il le visitera le lendemain).

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Il est 5 h. ½, j’ai joliment toussé. On frappe à ma porte. C’est l’heure de soulever avec effort mes draps et de sauter au bas du lit tendre et chaud. Je m’y résous, range, emballe et fais en sorte de ne rien oublier. Je vais au Café français avaler un café rapidement pour avoir quelque chose de chaud dans le corps, car il fait terriblement froid. Il neige même. Je lis encore le Figaro et j’achète en passant des petits pains pour le voyage, puis je pars pour la Westliche Bahnhof qui est à ¾ d’heure de chez moi.

Adieu Prague, la vieille ville orthodoxe, je te quitte par un faubourg sale et laid, un ancien village, me dit-on. Je prends mon billet pour Regensbourg, ça me coûte 13.30 K.
Le train siffle et, à 7 h., me voilà parti. Mon wagon est plein de gens qui parlent bohémien et je ne comprends pas un mot. Quelle différence entre cette race slave et la race allemande ! On dirait à les voir, ces Slaves, qu’on a affaire à des gens chaleureux et gais, qu’on entend des gens du Midi.

Nous quittons la Moldau pour la vallée de la Berounka, un de ses affluents. Rien de bien curieux jusqu’à une station où une bonne femme qui, tout le temps, avait été assise à côté de moi, en voulant descendre du train pique un plat-ventre et laisse tomber une foule d’œufs qui eurent, sauf un, la sagesse de ne point faire d’omelette.

J’étais assis du mauvais côté du wagon. Je n’ai pas vu le château de Carlstein que recommande pourtant le Baedeker…

[Après Plzen], je reste presque seul dans mon coupé, avec un individu qui a un billet circulaire, partant de Zurich. J’en conclus qu’il est un compatriote et je m’en convaincs en sifflant le « Roulez tambour ». Le moyen était bon. L’individu en question se met à me parler en bohème et voyant que je ne comprends rien, il prend l’allemand. C’est un étudiant de l’École polytechnique de Zurich, un chimiste, bohémien sans doute, mais qui connaît Charles Barbezat, le pensionnaire de Mme Jacot. J’en conclus que la terre est petite. Nous causons ensemble, beaucoup, surtout de politique. Mais comme deux gendarmes viennent d’entrer dans le coupé voisin, nous laissons le sujet sachant que la prudence est la mère des vertus.

[À Schwandorf, Daniel change de train pour Regensburg (Ratisbonne).]

Je me trouve tout seul dans un compartiment avec toute une famille qui voyage. La mère tricote et le père joue avec les enfants. Il est plus gentil avec eux qu’avec sa femme qui veut lui prendre son cigare et qui le brûle. Le père, derrière sa longue barbe, jure et se fâche. Que c’est terrible !…

Après avoir passé la Regen et le Danube sur un fort beau pont, après avoir vu de loin le Walhalla, j’arrive à Regensburg et trouve un charmant petit hôtel, le Gasthof zur Post, vis-à-vis du dôme, où je mange quelque chose, de bon cœur et de bon appétit, en causant 1 heure durant avec un marchand, jadis étudiant en théologie catholique et qui a jeté le froc aux orties ayant adopté la croyance de sa femme.

J’écris à maman et vais au lit à 9 1/2h.