Mardi 12 octobre 1886 : Karlsruhe, Mannheim et Worms

Carte extraite du guide Baedecker Bords du Rhin (édition de 1891)

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À son réveil, Daniel part à la découverte de la ville de Karlsruhe, la ville en éventail. Il parvient à contourner le château pour découvrir, émerveillé, à l’arrière, un autre parc, tout aussi immense, lui aussi en éventail, aux nombreux sentiers formant un labyrinthe. Mais craignant de s’y perdre, il rebrousse chemin et s’en va faire un tour en ville. L’heure avançant, il lui faut rentrer à l’hôtel prendre sa valise, payer sa note qui se monte à 4.10 marks, bonne main, hélas ! comprise et se rendre à la gare pour Mannheim. À ses dépens, il découvre que l’argent peut couler comme de l’eau entre ses mains, s’il n’y prend garde.

Mannheim, la ville en échiquier, se trouve à quelque soixante-dix kilomètres de Karlsruhe. Daniel y arrive peu avant midi. Il dépose sa valise à la consigne de la gare, puis avale rapidement un sandwich et une chope de bière qui lui coûtent 75 pfennigs. Ragaillardi, il se donne une heure pour jeter un coup d’œil à la ville et au château. Son Baedeker lui a appris que « construite en 1606 seulement, Mannheim est la ville la plus régulière de l’Allemagne, car elle est composée de cent dix carrés qui rappellent les cases d’un échiquier ». Puis, il monte au château, impressionnant bâtiment de 356 m. de long, construit entre 1720 et 1729. Mais l’heure qu’il s’est accordée s’est  écoulée. Il regagne la gare et part pour Ludwigshafen, ville portuaire sur l’autre rive du Rhin, que l’on atteint par un pont à treillis (1) servant aussi bien au chemin de fer qu’aux voitures tirées par des chevaux et aux piétons. Il ne s’y arrête pas. Il change de train et part pour Worms à une vingtaine de kilomètres où il arrive en début d’après-midi, à 14 h. 30.

Daniel s’arrête au monument à la mémoire de Luther. Son Baedeker lui apprend que ce monument fut inauguré en 1868.

« Sur un soubassement de 15 m. carrés et de 3 m. de hauteur, auquel on arrive par plusieurs degrés, sont groupées huit statues sur des socles en syénite foncée, entourant le monument de Luther proprement dit. Le socle de ce dernier, haut de 8 m., est encore surmonté d’un piédestal en bronze de 3 m. de hauteur, avec des bas-reliefs dont les sujets sont tirés de la vie du réformateur, des inscriptions appropriées à ces sujets et des médaillons de contemporains qui favorisèrent la Réforme. C’est sur cette base que s’élève la statue de Luther, en bronze, de 3 m. 20 de hauteur, figure imposante, pleine de confiance en Dieu, le regard dirigé vers le ciel et tenant de la main gauche la Bible, sur laquelle est posée la droite.
Les huit autres statues sont celles des hommes courageux qui, avant, pendant et après la grande lutte pour la réformation, contribuèrent aussi de différentes façons à son triomphe. Aux angles du socle principal sont représentés, assis, les quatre prédécesseurs de Luther : sur le devant à dr., Jean Huss (m. 1415) ; à g., Savonarole (m. 1498) ; derrière, à dr., Wiclef (m. 1387) ; à g., Pierre de Vaux (m. 1197). Sur les socles latéraux, en avant, à dr., Philippe le Magnanime de Hesse; à g., Frédéric le Sage de Saxe ; derrière, à dr., Mélanchton ; à g., Reuchlin. Ces huit statues ont chacune 2 m. 80 de hauteur.
Dans les intervalles, sur des socles moins élevés, sont les statues assises de trois villes : à dr., Magdebourg en deuil ; à g., Augsbourg, la ville de la Confession ; derrière, Spire, celle de la Protestation. Entre ces statues enfin, les armoiries en bronze des 24 villes qui embrassèrent, les premières, la Réforme. »

Ce monument-là, à moi, pauvre rustre, qui vois clair dans le domaine de l’architecture comme une lampe en plein midi, m’a fait une vraie impression. Il exprime bien ce qu’a été le réformateur, une protestation forte et puissante. Et je suis heureux de le voir s’élever au-dessus d’une ville catholique (2), comme pour prouver à l’Église catholique, apostolique et romaine qu’il y a gens encore plus puissants qu’elle.

Cette dernière remarque de Daniel est intéressante. Elle est à replacer dans le contexte de la crise très violente qui venait de perturber les relations de l’Église catholique romaine avec l’Empire allemand et avec la Suisse protestante. Cette crise que l’Histoire a appelée Kulturkampf, avait éclaté en Allemagne dès l’avènement de l’Empire allemand, en 1871 (3). C’est lors du séjour de Daniel Junod en Allemagne en 1886-1887 que l’Empire allemand et le Vatican mettent un terme à ce conflit et renouent des relations plus apaisées, mais il est évident qu’il faudra ensuite aux protestants et aux catholiques du temps, beaucoup de temps pour se rencontrer sur les chemins de l’œcuménisme. Si l’on en juge par la remarque de Daniel sur l’Église catholique, il n’était pas encore prêt à s’engager sur ces chemins-là, tant il vibrait en osmose avec les Pères de la Réforme.

Puis Daniel s’en va, cigare au bec (!), visiter la cathédrale construite au cours du XIIe siècle et réservée au culte catholique. Son Baedeker l’informe que cette cathédrale est un des plus beaux édifices romans de l’Allemagne. Sa visite achevée, il est temps pour Daniel de prendre un nouveau train pour retourner à Ludwigshafen, où il prend un premier train pour Mannheim, puis de cette ville, un second pour Heildelberg.

 

(1)  Pont dont les poutres latérales sont composées de barres métalliques triangulées, assemblées en treillis.

(2)  En 1890, Worms, qui comptait 22'000 habitants, n’était plus une ville catholique. Près des deux-tiers de ses résidents étaient protestants, un petit tiers catholique et 1'300 israélites.

(3) Otto von Bismarck, son chancelier, avait ouvert les hostilités en refusant au Vatican tout contrôle sur la minorité catholique de l’Empire. Il voulait de même restreindre drastiquement son influence, voire son ingérence dans les affaires allemandes, tout particulièrement dans les domaines de la politique, de la société, des sciences… En Suisse, la crise était plus ancienne. Elle remontait aux tensions grandissantes entre cantons catholiques et protestants dès les années 1830. Elles débouchèrent en 1845 sur une guerre civile appelée Sonderbund qui s’acheva par la défaite des cantons catholiques, hostiles à un gouvernement central qu’ils durent cependant, bon gré mal gré, accepter. La crise connut son acmé en 1874, lorsque les Chambres fédérales (pouvoir législatif), dominées par un parti radical majoritairement protestant, imposèrent aux catholiques dans la Constitution fédérale des «articles confessionnels », tels que l’interdiction de l’ordre des jésuites et celle de fonder de nouveaux couvents ou un nouvel évêché…