Samedi 9 octobre 1886 : Couvet – Strasbourg

 Bâle en 1880 (tous droits réservés)

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PREMIER VOYAGE DE DANIEL JUNOD : DE NEUCHÂTEL À BERLIN, 9 – 22 OCTOBRE 1886


Samedi 9 octobre : Couvet – Strasbourg

Très tôt, ce matin du 9 octobre 1886, Daniel quitte sa mère à Couvet, village du Val-de-Travers (1). Soucieuse d’adoucir la peine de son garçon, elle a demandé à sa fille Rosi (Rose-Marie) de l’accompagner jusqu’à la gare de Neuchâtel.

La perspective de partir à la découverte de mondes inconnus ne déclenche pas en lui une fébrilité joyeuse, comme on pourrait s’y attendre de la part d’un jeune homme de vingt et un ans. Au contraire, devoir partir seul, pour la première fois, à l’étranger, le remplit de crainte, d’inquiétude. Mais le sens du devoir et du sacrifice que lui ont inculqué ses parents le pousse à couper enfin le cordon ombilical.

Muni de son billet Neuchâtel-Strasbourg, qui lui a coûté quatorze francs et cinquante centimes, il monte dans un wagon IIIe classe et à 7 h. 33, la locomotive, sifflant et crachant des panaches de fumée, met en branle ses bielles et ses roues et emporte Daniel vers sa première destination : Bâle.

Madame Junod qui connaît mieux que personne son garçon et les angoisses qui l’assaillent, quand elle n’est pas là pour le rassurer, a dû sûrement convoquer le ban et l’arrière-ban de la famille et des amis, du moins pour la première journée de ce voyage, car, à Saint-Blaise déjà, premier arrêt du train à quelques kilomètres de Neuchâtel, son cousin et sa cousine Alice Zurcher l’attendent sur le quai de gare avec un petit paquet de pains d’anis.

Puis, à la gare de Bienne, nouvelle surprise ! Sa cousine Bertha Courvoisier de Colombier est là, sur le quai, venue, elle aussi, le réconforter.

En route pour Bâle, Daniel aperçoit de son wagon le Ried, lieu-dit au-dessus de Bienne qu’il connaît bien. On y a une superbe vue sur tout le Seeland. Puis le train s’engage dans les gorges du Taubenloch et de la Birse qui l’émerveillent. La ligne de chemin de fer Bienne-Bâle par ces gorges était récente. Elle ne datait que d’une dizaine d’années. Elle avait été construite entre 1874 et 1877. Elle possédait donc un attrait certain pour les voyageurs.

Mais leur beauté sauvage ne réussit pas à relever son moral. Il demeure toujours en berne, comme si cette année à l’étranger représentait pour lui un pensum. Aussi éprouve-t-il le besoin de se raccrocher à une âme compatissante. Mais voilà, six à sept ans d’apprentissage de la langue allemande à l’école, à raison de trois à quatre leçons hebdomadaires, n’ont pas suffi pour lui permettre d’amorcer même un semblant de conversation. Problème toujours récurrent pour la majorité des élèves, un siècle et demi plus tard ! À Delémont, son moral descend encore d’un cran, le temps tourne à l’orage.

Mais lorsque son train entre en gare de Bâle, son vague à l’âme fond comme neige au soleil, car, ô surprise !, à son grand soulagement, l’âme compatissante qu’il espérait, l’attend sur le quai : Edouard Perregaux qui le pilote jusqu’à la Maison des Missions. Cette Maison appartient à la Société des Missions des Églises évangéliques de Suisse allemande, fondée en 1815. Issues du piétisme protestant, les Églises évangéliques ont eu, dès leur fondation, la fibre missionnaire, convaincues que leur mission était d’annoncer l’Évangile au monde entier. Cette Mission de Bâle prépare des missionnaires qu’elle envoie en Chine, en Indonésie, en Afrique… En 1884, Henri, le frère de Daniel, a passé une année à Bâle pour compléter sa formation théologique. Désireux de devenir missionnaire, il a fréquenté assidûment cette Maison. Il partira en 1889, au Mozambique d’abord, puis au Transvaal, envoyé par la Mission des Églises évangéliques libres de Suisse romande, fondée en 1883 (2). L’excellent souvenir qu’a laissé ce frère aîné rejaillit sur Daniel. L’ami Perregaux, qui travaille dans ce centre missionnaire, l’accueille à bras ouverts, mais pris par ses occupations, il se voit contraint de le confier à un étudiant pour lui faire découvrir la Maison et la ville de Bâle.

Personne ne s’étonnera de l’intérêt que porte cet étudiant en théologie aux édifices religieux. Futur pasteur, ils seront les lieux privilégiés où il prêchera la Parole de Dieu. Sa première visite est donc pour l’église Sainte Elisabeth, construite entre 1857 et 1864 par Ferdinand Stalder et financée à hauteur de quatre millions par le banquier Christophe Mérian, désireux d’en faire un « Mémorial contre le mauvais esprit actuel » (Mahnmal gegen den Ungeist der Zeit). Elle est le plus grand sanctuaire néo-gothique de Suisse et tire son nom de la chapelle d’un hôpital construite à cet endroit, au Moyen Âge, et dédiée à sainte Élisabeth de Thuringe. Que cette église protestante soit dédiée à une sainte vénérée par l’Église catholique ne semble pas perturber notre étudiant théologien, calviniste, et par conséquent, comme nous allons le voir, farouche adversaire du culte des saints !

Puis, avec son guide, il court admirer le Rhin depuis le grand pont qui le traverse et d’où on jouit d’une magnifique vue sur la ville et sa cathédrale où il se rend tout aussi promptement. Panorama admirable, mais source d’angoisse chez Daniel ; du haut de son perchoir, il voit tout ce qu’il va quitter, la belle Suisse, et tout ce qu’il va devoir affronter : l’immensité de la plaine allemande à laquelle il ne trouve aucun attrait.

Un nouveau train l’attend, ainsi qu’une nouvelle surprise : deux nouveaux anges gardiens, avertis mystérieusement (?), viennent le réconforter. D’abord, un camarade d’étude qui l’accompagne jusqu’à Mulhouse. Puis, à Colmar surgit une diaconesse, une amie de la famille, avec laquelle il voyage jusqu’à Strasbourg.

À la gare, c’est la délivrance. Il retrouve Lily, sa sœur chérie, de quatre ans son aînée. Elle est diaconesse dans cette ville (3). Ses angoisses, ses craintes s’envolent comme par enchantement. Chez elle, il est chez lui.

Totalement accaparée par sa douce présence, il traverse la gare sans en apercevoir la beauté. Elle venait d’être inaugurée trois ans auparavant, en 1883, après cinq ans de travaux. Il ne remarque pas non plus les deux fresques du hall central en cours de réalisation et qui célèbrent l’union de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne.

La défaite de la France en 1870 face à la Prusse lui a valu de perdre ses deux provinces de l’Est : l’Alsace et la Lorraine. En 1886, lorsque Daniel arrive à Strasbourg, l’occupation allemande se fait toujours lourdement ressentir. Ses habitants la supportent mal, malgré tous les efforts du nouveau gouvernement pour redonner à leur ville sa prospérité ancienne et pour la moderniser, témoin la nouvelle gare que Daniel a omis d’admirer tant il était sous le charme salvateur de sa sœur.

 

(1)  Veuve, elle a suivi, avec ses enfants, son fils aîné Henri, nommé pasteur par intérim à Môtiers-Travers.

(2) En plus de son activité de missionnaire, Henri Junod (1863-1934) mena d’importantes études ethnologiques des peuples qu’il évangélisait, ce qui lui conféra le statut de savant reconnu par ses pairs.

(3) La communauté des diaconesses de Strasbourg a été fondée en 1842 par le pasteur François Haerter dans le but d’éduquer la jeunesse et de soigner les malades et les personnes âgées. Rapidement elle essaime en Alsace, en Suisse, dans le Pays de Montbéliard et dans le Pays de Bade. En 1891, Elisabeth (Lily) Junod est nommée directrice de l’hôpital de Pourtalès à Neuchâtel et le demeurera durant quarante ans.

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