Mardi 19 avril 1887 : Nuremberg

Image : La Bratwurstglöcklein de Nuremberg à la fin du XIXe siècle

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[Daniel rencontre un autre bellettrien auquel il a donné rendez-vous.]

Je suis à Nuremberg, dans la vieille ville, la ville des joujoux, la ville du Moyen Age. Je cours d’abord à la poste voir si mon ami Charles Favre auquel j’ai écrit à Erlangen, peut venir oui ou non, si je le retrouve et s’il passe la journée avec moi. Par bonheur, je trouve une carte de lui. Il arrive à 10 h. 25. J’ai encore une heure jusqu’à son arrivée.

Je profite pour faire le tour des remparts. C’est mieux qu’à Ratisbonne, on voit encore les murs de la ville, surmontés de leurs tours de défense, de vieux donjons tout noirs qui vous parlent du vieux temps où l’on se battait ferme pour démolir ou pour défendre. D’un côté, c’est la ville du XVIe siècle, de l’autre, comme à Ratisbonne, la ville moderne, des villas et plus loin toutes les baraques de foire, imaginables et possibles. Contraste, n’est-il pas vrai ? Là, les restes de la guerre, ici, l’amusement populaire, là, comme l’écho vieilli des bombardes de nos pères, ici, la rioule criarde du carrousel ou d’un cirque quelconque.

[Arrive l’heure d’accueillir son ami.]

Je vais à la gare et passe la porte qui y conduit quand j’entends le sifflet de Belles-Lettres, c’est l’ami Favre, tout comme avant, le même, pas changé d’une ligne. Sous ces vieux murs, nous nous serrons une pince amicale et fraternelle, comme de vieux amis qui se retrouvent. Nous causons du pays et nous commençons nos pérégrinations de touristes.

En regardant ici et là la vieille ville aux maisons si caractéristiques avec des fenêtres proéminentes, sculptées, avec leurs toits en gradins et pointus, nous allons au château…

Dans la cour, un tilleul qui est comme tous les autres tilleuls du monde, mais il a, me dit-on, 300 ans, et aurait été planté par l’impératrice Cunégonde, femme d’Henri II. Ça ne me dit rien. J’aime mieux l’intérieur du château avec sa vieille chapelle romane, ses nombreuses salles, d’où on a une vue sur toute la ville et la plaine environnante, ses poêles antiques en catelles peintes et de jolis vitraux aux couleurs brillantes. C’est vraiment très bien, seulement tout y a encore l’air neuf et a été passablement verni…

Nous redescendons en ville pour aller tout d’abord manger un morceau à la Bratwurstglöcklein. C’est une toute petite Kneipe, deux petites chambres, mais à l’air rustique. C’est là, dit-on, qu’Albrecht Dürer (1471-1528), Hans Sachs (1494-1576) et d’autres fameux de ce temps vinrent s’asseoir et trinquer. On montre encore les chopes, celle d’Albrecht Dürer, contenant un second gobelet, s’adaptant exactement. C’était le verre de sa femme quand ils étaient d’accord, ils buvaient tous les deux dans la chope commune, quand ils ne s’entendaient pas, le mari tirait le gobelet et donnait à boire à sa femme là-dedans. Ce dernier cas était fort fréquent, dit-on. Quelle que soit l’authenticité de cette histoire, toujours est-il que la Kneipe est fort jolie, fort bien décorée à l’antique et que l’on y mange de petites saucisses frites avec de la choucroute…

[Daniel et son ami Charles Favre visitent plusieurs églises dont l’église évangélique luthérienne.]

L’église quoique luthérienne est encore toute remplie d’autels, de diptyques, de tableaux. Il y a même une lampe qui brille toujours, c’est un peu catholicisant que tout cela (1). Le plus intéressant est le tabernacle qui est une magnifique pyramide élancée dont la pointe atteint la voûte de l’église.

[Daniel visite seul le Musée germanique.]

Dans 60 salles s’étale tout ce que l’Allemagne jusqu’au siècle passé, je pense, a produit en fait d’art, de métier, de produits manufacturés en tous genres. Aussi n’ayant qu’une heure pour tout voir, j’ai pris le pas militaire, et j’ai tout parcouru, ne voyant rien et voyant tout pourtant…

[De retour, l’ami Favre accompagne Daniel à la gare où celui-ci prend un train direct pour Bad Cannstatt, station thermale près de Stuttgart.]

Malheureusement, j’étais dans un long wagon wurtembourgeois où il était à peu près impossible de s’étendre et de dormir. Aussi j’étais cassé en arrivant à Cannstatt. Là, je fus tout heureux d’apprendre qu’il n’y avait pas moyen de coucher dans la salle d’attente, ce qui m’obligea à prendre une chambre à l’hôtel.

 

(1)  Dans les églises catholiques, la lampe rouge allumée près du tabernacle signale que des hosties consacrées y sont conservées, c’est-à-dire que sous les apparences du pain le corps du Christ est mystérieusement présent, n’étant perceptible ni pour les sens, ni pour l’imagination. Les théologiens utilisent le terme de transsubstantiation pour parler de ce « mystère » de la foi. Luther croyait à la présence réelle du Christ dans le pain et le vin consacrés durant le temps de la Cène. La substance du pain et du vin porte, contient la substance du corps et du sang du Christ.