Mercredi 13 et jeudi 14 avril 1887 : en route pour Prague

Image : Le Pont Charles et le château de Prague vers 1890

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Mercredi 13 avril 1887: en route pour Prague

J’ai bien dormi, aussi je suis tout vigus (1). Je fais mes paquets, commande mon café et tandis qu’on me le prépare, je cours à la poste restante qui n’a rien pour moi et chez « Jurk » acheter un album à dessiner, le meilleur moyen de tuer le temps quand on n’a rien à faire. À 9 h 20, je tiens à être à la gare de Bohême, en passant par cette belle rue de Prague où les magasins contiennent des splendeurs en fait de porcelaine, de tableaux, de photographie, et de terres cuites. Que n’ai-je une bourse plus pansue !

Je prends mon billet pour Pötzscha.

À mesure que l’on s’en approche, la vallée se resserre. Quelle belle plaine que ce fond de vallée toute verte de blé nouveau qui pousse, tandis qu’à d’autres places, des chevaux, à la charrue, retournent une terre qui n’a rien de commun avec les sables de Berlin. Un lièvre court dans un champ tout voisin sans s’épater du train. Plus loin, c’est l’artillerie saxonne qui s’exerce près de Pirna.

À Pirna, l’Elbe est déjà tout à fait resserrée entre deux petites montagnes qui se terminent à pic et qui la surplombent. D’un côté pourtant s’étale la ville avec une forteresse la dominant.

J’ai pour compagnons de voyage une famille saxonne qui va aussi faire un petit tour dans la Suisse saxonne comme moi : une fillette entre autres, la gentillesse même, semble-t-il. Dans un autre compartiment se trouve Charly Bouvier, mon compagnon de la 5e latine, qui était à l’école de guerre de Cassel et qui vient faire, avec un ami et sa sœur, un petit tour aussi. Je lui ai déjà causé quelques instants à la gare…

À Pötzscha, nous débarquons et prenons, avec toute une flotte de monde, le bac pour Wehlen, vis-à-vis. Le bac, qui est joli, sans effort et sans rame, va son petit chemin. À Wehlen, j’achète pour 10 pf de pain, et pour 20 de la saucisse au foie, authentique cette fois, soi-disant pour mon dîner, mieux pour mon goûter, car je l’ai mangé entre Bodenbach et Prague, le soir, entre 6 et 10 h. (…)

À la gare, j’emploie mon temps à dessiner et à causer avec un brave Saxon qui a fait les deux campagnes de 66 et de 70 et 71. Le train arrive et je pars pour Bodenbach, traversant ainsi toute la Suisse saxonne qui est superbe…

À Bodenbach (Decin), je suis en Bohême et passe à la douane. Tout va bien. Puis je file à Prague, pendant 4 heures de chemin de fer, où j’arrive à 11 h. 30 (du soir) au lieu de 10 h. 30.


Jeudi 14 avril 1887 : Prague où "un tas de riens trahit le catholicisme et prouve son infériorité au point de vue de l’économie politique".

Prague est une ville intéressante. Je l’ai parcourue presque tout entière aujourd’hui, surtout la vieille ville. En sortant de mon hôtel, à 9 h., j’avais devant moi la Pulverturm (Tour Poudrière), une porte en un mot, surmontée d’une « tour », joliment ornée d’un riche gothique flamboyant. Je poursuis à travers de petites rues resserrées, mais propres, bordées de magasins où s’étalent toutes sortes de marchandises étiquetées dans les deux langues tchèque et allemande. J’arrive au Grosse Ringplatz (2), au centre, un monument de la Vierge avec un immense cierge qui brûle, car Prague est très catholique ; à tout moment, à l’angle des maisons, un saint, une sainte, et puis accompagnement du catholicisme, des tas de mendiants dans les églises, la pauvreté, la misère qui se montre, moins de propreté que dans les pays protestants, un tas de riens qui trahit le catholicisme et qui prouve son infériorité au point de vue de l’économie politique. (…)

[Au château] Je passe derrière et je vois des artilleurs s’exercer. Les soldats autrichiens sont en général jolis. Ils ont une casquette cent fois plus originale que celle des Prussiens. Mais pour le Strammheck (drill), c’est autre chose. On les voit s’en aller les mains dans les poches, se taquinent, à l’exercice marchent avec laisser-aller. Les officiers sont au contraire fort bien, jolis garçons, avec le type tchèque, et plus intelligents que les Allemands.

(1)  Plein d’entrain.

(2)  Cette colonne de la Vierge fut érigée en 1650 en mémoire de la délivrance de la ville assiégée par les Suédois, à la fin de la Guerre de Trente Ans.