Deux horlogers à Cuba au XIXe siècle

Entre 1861 et 1869, Charles et Eugène Wille, fils d'un fabricant horloger de La Chaux-de-Fonds, s'installent à Sagua-la-Grande, sur l'île de Cuba, pour y réparer et vendre des montres. 

Deux horlogers à Cuba au XIXe siècle

Charles et Eugène Wille

Charles est le deuxième enfant et Eugène le cinquième et dernier enfant de Charles-Aimé Wille (1805-1884) et Wilhelmine-Amélie Jacot-Guillarmod (née en 1807).

Charles-Aimé Wille était un républicain, mêlé aux événements de 1831. Il compte parmi les fondateurs de la Société de tir des Armes-Réunies (il aurait caché la bannière sous les tuiles de son toit pour qu’elle échappe aux perquisitions des royalistes après l’échec du deuxième mouvement révolutionnaire de 1831) ainsi que de la Musique des Armes-Réunies. Il fait un discours remarqué au premier Tir fédéral de Lucerne. Horloger, il participe à la création de l’Ecole d’horlogerie et il est nommé par le Commissariat général de la Confédération membre du Jury international de l’Exposition universelle de 1867 à Paris (pour la classe 23 : horlogerie). A cette Exposition, la Suisse avait 1015 exposants, parmi lesquels 153 horlogers. Vingt de ces derniers venaient de La Chaux-de-Fonds (dont Roskopf) et dix du Locle.

Charles-Aimé Wille écrit trois lettres-poésies à ses fils à Sagua-la-Grande. La première date de novembre 1861 et laisse supposer que ses deux fils se sont installés cette année-là sur l’île de Cuba : « Adieu, mon fils, tu quittes ta patrie / Tu vas chercher un destin plus heureux… / Ne tarde pas à retrouver la tente / Qui t’abrita étant jeune et joyeux. » La deuxième lettre (21 décembre 1862) évoque la nostalgie : « Combien de fois dans la journée / Je rêve en pensant à vous / Combien de fois d’une année / Je me dis : que faites-vous ? /(…) Placer dans l’avenir une douce assurance / de vous revoir un jour oh ! mes chers absents. » 

Les copies de lettres conservées de Charles et Eugène Wille aux AVO (dactylographiées dans un volume relié, ces copies ont dû être faites au début des années 1950) vont du 30 janvier 1866 au 24 avril 1869. Une dernière missive est adressée par Eugène Wille de La Chaux-de-Fonds à Andres Casas Aulet à Sagua-la-Grande. Un paragraphe recopié d’une lettre écrite de La Chaux-de-Fonds le 19 décembre 1877 laisse entendre qu’Eugène Wille est marié et bientôt père de son quatrième enfant. On peut en déduire que les frères Wille sont rentrés de Cuba en 1869 ou peu après.

On ne sent nulle part dans leurs lettres la volonté de s’établir définitivement à Cuba. Eugène écrit par exemple le 2 juillet 1866, alors qu’il vient de terminer la lecture des Travailleurs de la mer de Victor Hugo : « mes idées ont changé le cours un peu misanthrope qu’elles menaçaient de prendre et je ne me sens plus en disposition de te démontrer que le séjour un peu prolongé dans ce pays pouvait amener à la longue un suicide moral… » Charles apprécie, dans sa lettre du 20 août 1867, les photos de famille reçues de Suisse, qu’il fait encadrer. Bien après son retour à La Chaux-de-Fonds, Eugène Wille écrit à son ami Andres Casas Aulet à Sagua-la-Grande, le 15 février 1879 : « Somme toute, je ne regrette pas beaucoup l’Île de Cuba et si je vous savais de ce côté de l’Océan, je n’y penserais pas souvent. »

Sur le plan des affaires, les lettres révèlent que les deux frères attendent souvent l’arrivage des montres. Les caisses d’horlogerie arrivent à La Havane où les Wille ont un correspondant qui est un compatriote : M. Guinand. Ils font des commandes détaillées, de montres et de fournitures (ressorts barillets, calibres à pignon, chevilles, barrettes, équarissoires à pivot, verres de montres…). Ils travaillent ensemble (Eugène écrit le 2 mai 1866 : « Je ne peux pas encore faire une nouvelle commande car j’attends Charles et les montres pour pouvoir demander ce qui nous conviendra le mieux. ») Leur grand souci, outre le sentiment que les affaires ne vont pas toujours bien, est de ne pas perdre d’argent à cause des cours du change quand ils envoient leurs traites à Paris pour régler ce qu’ils doivent à leurs fournisseurs.

De retour à La Chaux-de-Fonds, les deux frères vont s'associer avec Charles-Léon Schmid, premier collaborateur de Roskopf (dès 1867), pour acquérir la marque en 1873. Par ailleurs, Charles Wille a épousé Jenny Bortkiewicz, fille de la belle-fille de Roskopf, à son retour de Cuba. Les maisons Charles-Léon Schmid et Wille frères collaborent tout en restant indépendantes. Travaillant tout d’abord en comptoir à domicile, elles finissent par construire chacune leur usine (celle des Wille, inaugurée en 1891, se trouve à la rue du Temple-Allemand 45). Elles perfectionnent la montre Roskopf tout en lui conservant son caractère solide. Dans les années 1890, elles se défendent dans de nombreux procès où Eugène Wille, qui s’est associé comme avocat au Dr Léon Robert, joue un rôle actif. L’étude est en effet spécialisée dans la lutte contre la concurrence illégale et la protection de la propriété industrielle. A la mort de Charles Wille en 1896, Wille frères devient « Wille et Cie, successeurs de Roskopf ». La société est dissoute en juillet 1905 ; brevets et marques sont transmis à la maison Veuve Charles-Léon Schmid (ce dernier étant décédé le 11 juin 1884, sa veuve lui a succédé). En faillite en 1929, la maison Veuve Chs-Léon Schmid vend alors la marque Roskopf.

Table des matières

"Sous le rapport du climat, je préfère celui-ci au nôtre..."

Un quotidien pas toujours facile

Vivre en pays catholique

"On finit par se rouiller."

Relations de bon voisinage

Les soucis du commerce

Un bilan un peu amer