Un nouveau départ

Jean et Yvonne perdent leurs illusions sur les profits à tirer de l'agriculture 

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11 mars 1923 (Jean)

Ma bien chère maman,

(…) Nous continuons à énormément nous plaire dans ce pays où le climat est vraiment exceptionnel. Toutefois nous avons eu quelques déceptions avec nos premières récoltes. Nos petits pois excellents nous ont permis de gagner 100 dollars sur les 2 acres et non les 500 que nous avions espérés. Le marché est resté bas (ce qui est bien heureux pour les pauvres consommateurs !). En outre alors que nous aurions pu faire encore de nombreuses cueillettes et que bien des fleurs s’épanouissaient encore, les plantes ont commencé à rouiller et en quelques jours le champ y a passé. Nos fraises reconnues de toute belle qualité souffrent également des prix bas et nous ne gagnerons pas beaucoup avec elles. Nos concombres qui poussaient ferme ont été attaqués par cette mauvaise gelée (…) depuis les plantes restent petites et nous attendons un peu anxieusement la récolte. (…)

Devant ces premiers résultats peu encourageants, nous avons pris des renseignements très serrés et il revient que les revenus indiqués dans les catalogues sont exacts, mais pas certains. Tel peut une année faire 3'000 dollars sur 3 acres et perdre cette somme en deux ou trois ans sur le même terrain. (…) aussi devant cette incertitude du lendemain nous nous sommes demandés que faire.

(…) nous avons conclu que nous construirions notre orangerie coûte que coûte, par contre nous ne pourrons guère compter sur les légumes qui sont trop incertains pour tenir nos engagements de terrain, entretien des orangers pendant les 5 premières années (environ 100 dollars par an) et notre subsistance ; aussi étudions-nous la question de gagner notre argent d’une façon plus sûre en courant moins de risques jusque dans 5 ans, 1ère année de rendement de nos orangers. (…)
Tu seras certes bien étonnée de ce qui précède ; tu te demanderas comment il se fait que nous n’ayons pas vu jour plus vite, cela tient en partie à notre emballement pour cette belle vie (il faut le reconnaître) mais surtout aux faits suivants. 1o) Tous les gens nous ont paru riches, ayant auto et jolie maison (…). 2o) Les gens aiment mieux se vanter et nous ont surtout parlé de leurs bonnes récoltes que des mauvaises, il a fallu la vague de dépression près les jours de gelée pour que chacun sorte la vérité sans fausse pudeur. 3o) Dans l’intérêt de leur région, les habitants cachent les mauvais côtés. Les gens sincères n’osent pas trop dire de peur de s’attirer la colère des compagnies et des commerçants. (…)

Je suis tout peiné de te causer cette désillusion, mais d’un autre côté tout heureux de voir qu’une orangerie est une si bonne chose et que nos 800 arbres nous mettront à l’abri du besoin. Continue à apprendre l’anglais, ton voyage ne sera retardé que de peu d’années et nous nous réjouissons à l’idée de te voir au milieu de nous à l’abri de tout besoin. (…)


(Yvonne)

Ma bien chère maman,

(…) Vous avez appris par la lettre de mon petit Sapi les quelques déceptions que nous avons ces jours. Mais soyez tranquille, ma chère maman, car avec un métier comme Jean a dans ses mains (et qui a l’air d’être bien apprécié par ici), nous ne risquons rien du tout. En reprenant ses outils, Jean se sent beaucoup plus sûr d’arriver plus rapidement qu’avec la culture maraîchère qui dépend de la pluie, du beau temps, du sec, et des marchés trop bas. (…)

Il nous reste donc 3 mois devant nous pour nous débrouiller. C’est plus qu’il n’en faut, dans ce pays où les rhabilleurs ne savent pas grand-chose de la montre et gagnent malgré cela pas mal. Comme Jean vous le dit, nous allons installer notre orangerie et avec elle, ma chère maman, dans 10 ans, notre Jeannot et sa digne épouse seront devenus la gloire de la famille (…). Pour le moment la gloire chante un peu en tremblotant, mais elle va s’affermir de jour en jour. En attendant, sachez ma bien chère petite maman, que votre Jean me prend toujours davantage le cœur. Il est si biquet mon petit Jean, avec son teint de nègre, ses belles dents blanches et son grand chapeau de paysan ! – Notre mulet va bien aussi, mais nous coûte cher à nourrir ; c’est étonnant ce que cela peut manger un mulet ! – Nos poules vont bien aussi, à part leur grande frayeur de l’autre matin. – Figurez-vous, ma chère maman, qu’un matin au tout petit jour je me réveille en entendant les cris désespérés et stridents de nos poules. J’avertis Jean qui reposait tranquillement sur mon épaule (quand même un peu en éveil) qui ne fait qu’un bond jusqu’au porche d’où il entend mieux encore les appels désespérants de nos basse-cour ; prend son fusil, ses cartouches et demande de la lumière, ce que je fis aussitôt, après avoir pris dans mon émoi le bidon de pétrole pour la lanterne. Enfin quand j’arrive au poulailler Jean a déjà tiré sur une bête qui allait égorger notre meilleure pondeuse, et dont l’épouvantable odeur m’avertit que c’est un putois. (…) Ah ! vous pouvez être fière de votre fils colon, ma chère maman, il ne sait pas ce que c’est que la peur, et il tire bien. Le lendemain, ou plutôt le même jour, répétition de la scène pour une photo que vous recevrez la semaine prochaine. Mais voilé mon petit Jean qui a fini et attend ma lettre pour la mettre dans la sienne ; en femme bien soumise je vous dis immédiatement au revoir en vous embrassant bien fort. (…)