Une enfance malheureuse à l'orphelinat
Nelly Grossenbacher rédige son autobiographie en 1996. Son récit couvre les années 1927-1943 (de l’âge de 5 ans à l’âge de 21 ans), qui sont ses années de malheur. Il est nécessaire d’introduire ici le récit de ses souvenirs de l’orphelinat de Dombresson, où elle a été placée avec ses frères et sœurs suite au décès de leur mère.
L’orphelinat est destiné avant tout aux enfants neuchâtelois, pauvres, orphelins, négligés ou abandonnés. Les parents, d'origine modeste, sont considérés comme de mauvais exemples par l'institution, ce qui explique les rarissimes possibilités de rendre visite à leur progéniture. L'institution prône une discipline de fer. Les punitions sont très fréquentes. La pédagogie vise plus la correction que la protection.
A Dombresson, les orphelins sont répartis par groupes de douze. Chaque groupe, appelé « famille », est placé sous les ordres d'un couple ou d'une veuve, que les enfants doivent appeler « papa » ou « maman ».
De mon premier jour à Dombresson, je n’ai retenu que deux choses : les cris de mon petit frère lorsque ses boucles blondes tombaient sur le sol sous l’action de la tondeuse et le déchirement que j’ai ressenti quand on m’a enlevé mes boucles d’oreilles, de petits myosotis.
Je ne me souviens pas s’il me fût pénible ou non de dire « maman » à la personne qui dirigeait comme c’était prescrit.
Jusqu’à l’âge de 12 ans, j’ai vécu dans la famille d’une dame seule (…) ; en l’espace de huit ans, cinq se sont succédé. (…) Etant trop jeune, je ne me souviens plus très bien des 2 premières « mamans ». La troisième, pour le malheur des orphelins, est restée quatre ans, martyrisant physiquement et moralement les enfants qui lui étaient confiés.
A cette époque, âgée de 6 à 10ans, je n’analysais pas la situation ; je me contentais d’être malheureuse et de croire que les coups et sévices reçus étaient pour mon bien, comme cette marâtre nous le laissait entendre,… peut-être pour soulager sa conscience ? Mais avait-elle un cœur et une conscience ? C’est la question que je me suis posée en grandissant. (…)
A 7h50, que de fois la cloche pour l’école, qui commençait à 8 heures, nous a surpris avant d’avoir changé de tablier et ms nos souliers ! Eté comme hiver nous avions des souliers montants ; c’était toujours quand il fallait se dépêcher que les lacets cassaient, qu’il fallait les nouer et durant des jours les rerenouer, jusqu’à ce qu’ils ne suffisent plus qu’à fermer le haut du soulier ; le contingent des lacets qui nous était alloué ne suffisait pas pour tous et aucun bout de ficelle dans la maison, qui aurait pu nous dépanner !! Détestant arriver en retard à l’école, je pleurais parfois de rage et de désespoir. (…)
Question coiffure, les garçons étaient tous régulièrement tondus et les filles devaient se tresser les cheveux elles-mêmes, sans l’aide de la mère de famille ; avec le stress du matin, il était rare que je trouve le temps pour défaire mes tresses et peigner mes cheveux à fond. Vint le jour que je redoutais tant, le lavage des cheveux… et la découverte de nœuds ; prise de rage, la mère de famille m’assénait des coups sur la tête avec le dos de la brosse et les innombrables bosses m’ont fait souffrir longtemps ; j’avoue que là, j’étais un peu fautive. En ces temps reculés, il n’était pas de mode de lacer les cheveux très souvent, du fait de leur volume peut-être, et aussi, en hiver, à cause de la difficulté à les sécher. Avant leur entrée à l’école, à 6 ans, les petits n’étaient pas astreints aux douches hebdomadaires qui se trouvaient dans le bâtiment de la lessiverie, les pavillons ne possédant pas de salle de bain. En fermant les yeux, je revois la grande seille en bois, disposée sur 2 tabourets, à la cuisine, où la mère de famille baignait les petits, dont mon petit frère et moi faisions partie ; nos hurlements devaient s’entendre jusqu’au village, lorsqu’elle nous plongeait la tête dans la seille à plusieurs reprises, pour nous laver les cheveux et les rincer ; le calme revenait quelques secondes, pendant que nous luttions pour reprendre notre souffle. Je me revois tremblante de peur et de froid, me dressant dans la seille et recevant des coups pour m’y faire asseoir ; c’était pareil pour mon petit frère. Pas étonnant si je n’ai jamais appris à nager, étant paniquée devant de grandes étendues d’eau.
La vaisselle du personnel était en faïence et celle des enfants en métal lourd ; la soupe restait bouillante longtemps dans ce matériel et je n’arrivais pas à la finir avant que la suite du repas arrive et je n’étais pas la seule dans mon cas. Par sadisme – que penser d’autre ? – la mère de famille commençait sa tournée par nous et pan, tout dans la soupe ! Un mélange surtout me répugnait : la soupe chaude, de la purée de pommes de terre et de la tête marbrée qui fondait et dont les yeux de graisse semblaient me narguer ! (…)
Depuis que je le prépare moi-même, j’aime beaucoup le bircher, mais celui que j’avais reçu un soir dans mon assiette, j’avais 8 ans, je n’arrivais pas à l’avaler ; c’était un mélange de gros flocons d’avoine, trempés dans trop peu de lait, presque pas sucré et dans lequel trônaient quelques morceaux d’abricots pas mûrs ; prétextant m’aider, la mère de famille me pinçait le nez et me remplissait la bouche de cette bouillie ; force m’était d’en avaler, jusqu’au moment où je l’ai rejetée, par dégoût, mais aussi par manque d’oxygène ? Alors le même procédé se reproduit, avec coups et tirage de cheveux en plus. (…)
C’est avec un sentiment de gêne que je vais relater ce qui sut, mais je tiens à le faire quand même. Le dimanche matin, nous préparions la corbeille de linge sale, que nous portions à la première heure le lundi matin, à la lessiverie commune. Une seule culotte, en grosse toile, était attribuée par semaine à chaque fille et tous les vêtements étaient marqués de nos initiales ; après le contrôle de la mère de famille, la sanction tombait : plusieurs filles recevaient une fessée le soir au coucher, pour sous-vêtement trop souillé ; c’était sa méthode de torture morale car chaque fois qu’elle voulait punir un enfant, elle promettait une fessée pour le soir, alors qu’il eût été plus humain de s’exécuter sur-le-champ ! On appréhendait le coucher durant des heures ; il n’y avait jamais de rémission et elle tapait dur ! Je n’ose presque pas avouer le « bon tuyau » que ma sœur, de 13 mois mon aînée, m’avait donné : laver mon sous-vêtement avec l’eau de la chasse des toilettes, le vendredi soir ou le samedi matin et endurer le séchage sur le corps s’il le fallait ; de ce jour j’ai évité bien des coups…, mais que c’était froid en hiver !! (…)
Une gentille maîtresse d’école donnait de petites récompenses après chaque trimestre, lorsque nous avions eu de bonnes notes, 6 étant la meilleure. Un jour, au retour de l’école, rayonnante, j’entre dans la cuisine en disant : « Maman, j’ai eu 10 notes 6 et j’ai choisi ça ». Elle soulève alors la marmite, m’arrache ma récompense des mains et la jette au feu. C’étaient des castagnettes, si petites qu’elles n’auraient pas fait beaucoup de bruit…et elles avaient de si belles couleurs ! Quel enfant alors n’aurait pas pleuré ? Une paire de gifles s’est abattue sur moi avec ces mots : « Tu sais maintenant pourquoi tu pleures ! » Quelle cruauté et pourtant je fais le serment que tout ce que je raconte est véridique, je pourrais citer tous les noms. Certaines blessures du cœur ne se referment jamais.